CHAPITRE VII
John Wayne était arrivé dans Pigalle à la tombée de la nuit et s’était enfoncé sans encombre jusqu’au centre du quartier, là où étaient concentrées toutes les activités nocturnes : pour circuler librement ici il suffisait de ne pas avoir l’air d’être un policier et ceux-ci portent rarement un Colt sur la hanche…
Pourtant, là, au milieu des rues à l’agencement maladroit et des maisons biscornues qui parfois se chevauchaient presque, alors qu’ailleurs elles étaient plantées à distances respectueuses les unes des autres, au sein des lumières multicolores qui s’échappaient de toutes les fenêtres – guirlandes à quatre sous remplaçant les néons – et bousculé par les gens qui couraient en tous sens, faisant gicler sous leur pas la boue jaunâtre du sol détrempé, John Wayne se sentait un peu désorienté.
Il héla un gamin dépenaillé, pouvant avoir dans les douze ans.
— Eh ! Tu peux me dire où se trouve un troquet appelé le Bar du plaisir ?
Le gosse fit un signe évasif et, sans trop de conviction, l’exécuteur se dirigea dans la direction indiquée. Il pouvait fort bien y avoir une dizaine de bars portant ce nom accrocheur. Néanmoins lorsque John Wayne se retrouva devant l’édifice à l’enseigne lumineuse – rouge et verte – il eut l’intuition d’être arrivé au bon endroit ; d’après ses renseignements le Bar du plaisir était l’un des plus grands débits de boissons de Pigalle et celui-ci pouvait certainement prétendre à ce titre. Contrairement à la plupart des autres baraques de bois, il possédait deux étages et semblait s’étendre sur plus d’une centaine de mètres carrés. Au cœur de ce qu’on appelait encore « les beaux quartiers », malgré une déchéance assez nette, il aurait fait figure de trou à rats mais ici, perdu dans un océan d’immondices, il dégageait une aura de richesse assez forte pour lui donner des allures de palace.
John Wayne poussa la porte, rapprochant instinctivement la main de la crosse de son Colt. Le bar retentissait des efforts désespérés que faisaient trois musiciens minables pour tenter de faire croire aux gens qu’ils savaient se servir de leurs instruments. Sur une scène minuscule, dans le fond de la salle, deux filles se trémoussaient lascivement au rythme maladroit imprimé par l’orchestre. À mi-chemin entre le plancher et le plafond, une épaisse couche de fumée nauséabonde contribuait à rendre l’atmosphère franchement irrespirable.
Lorsque l’exécuteur entra, personne ne tourna seulement la tête vers lui : les nombreux clients qui, assis autour de tables bancales en balsa ou accoudés au bar sirotaient des alcools frelatés, ne semblaient même pas s’être aperçus de sa présence. Aux quatre coins de la salle, réquisitionnant les seules tables rondes du bar, quelques types à la mine soucieuse jouaient aux cartes. Le poker probablement : au blackjack on perd trop et trop vite…
Finalement, cet endroit ne différait guère – dans l’esprit – du théâtre du Châtelet : mêmes activités, même spectacle à tendance érotique ; mais dans cette ambiance de crasse et de délabrement, la nudité des filles, loin d’apporter au lieu une dimension esthétique, en parachevait la vulgarité. Il était amusant de constater à quel point la distinction pouvait parfois être ressentie comme une simple question de fric…
John Wayne s’approcha du bar et commanda un scotch qu’on lui servit dans un verre à la propreté douteuse. Il fit signe au barman moustachu de s’approcher.
— Je cherche un nommé Jean Legris, dit l’exécuteur, on m’a affirmé que je pourrais le trouver ici.
— Vous êtes de ses amis ? demanda l’autre, soupçonneux.
— Une relation d’affaires, mentit John Wayne. J’ai absolument besoin de le voir d’urgence.
Le barman le considéra attentivement pendant quelques secondes puis cracha :
— Chambre 7. À l’étage…
John Wayne le remercia d’un geste, paya et se dirigea vers l’escalier délabré menant au premier, en oubliant volontairement de boire son verre : il voulait bien risquer sa peau mais l’empoisonnement était un truc ne l’ayant jamais tenté.
Le Bar du plaisir devait être le seul hôtel d’un quartier n’en ayant guère besoin et les clients qui n’y passaient que quelques heures – en galante compagnie – étaient certainement plus nombreux que ceux qui restaient toute une nuit.
John Wayne arriva devant la chambre de Legris ; le numéro 7 était peint directement sur la porte. L’exécuteur allait entrer, en donnant au besoin un coup de pied à la hauteur de la serrure – traitement auquel cette dernière avait nettement plus de chances de survivre que le bois vermoulu de la porte – quand il entendit des bruits de voix venant de l’intérieur ; plusieurs voix…
Il bondit vers la chambre contiguë, le 5, et y pénétra. La jeune Noire qui se tenait au milieu de la pièce n’eut pas le temps de proférer un son : le poing de John Wayne la cueillit à la base du menton et elle s’écroula sur le plancher, assommée. Elle était plutôt jolie, malgré ses hardes sales et déchirées – probablement une des prostituées maison.
Ne perdant pas de temps à la regarder, John Wayne colla l’oreille contre la cloison séparant les deux chambres et, vu la minceur de celle-ci, l’acoustique était parfaite.
— C’est à prendre ou à laisser, disait une voix dure et sèche. J’ai fixé mon prix. À vous de voir si ce que je vends vous intéresse assez pour le payer ce tarif-là…
— Ce que vous faites s’apparente au chantage ! dit une autre voix, plus jeune.
— Ne me faites pas marrer, reprit la première. Lorsque les documents seront en votre possession, vous n’aurez rien de plus pressé que de faire chanter le type qu’ils concernent. Alors ne venez pas me faire la morale !
D’après le vocabulaire employé et la tournure que prenait l’entretien, John Wayne supposa que la personne venant de parler était Jean Legris.
— Fort bien, dit la voix jeune. Nous acceptons vos conditions. Mon patron n’a pas l’habitude de discuter inutilement. N’est-ce pas, monsieur ?
Le troisième individu présent parla alors pour la première fois, d’une voix rauque, un peu fatiguée par l’âge et la maladie, une voix que John Wayne reconnut immédiatement.
— C’est exact, dit François Lescarre. Où sont les documents ?
Les occupants de la chambre 7 discutèrent encore quelques instants, sur un ton moins belliqueux puis, après avoir terminé leurs petites affaires, Lescarre et son acolyte prirent congé de Legris.
Glissant la tête par l’entrebâillement de la porte, John Wayne les vit disparaître dans l’escalier : aucune chance d’erreur ; aussi invraisemblable que cela puisse paraître, c’était bien la silhouette pesante et bouffie de Lescarre, un homme qui était mort trois jours auparavant, une balle logée dans le cerveau.
Quant à la voix jeune, elle appartenait très certainement à Jérôme Martin, le spécialiste ès prostitution ; ses cheveux étaient toujours aussi longs et bouclés.
Pendant un instant, John Wayne songea à suivre les deux truands, mais son travail concernait Legris et Legris uniquement. Il assura le revolver dans la main et sortit de la chambre. Au même moment, la porte de celle de Legris s’ouvrit et l’exécuteur fit un bond en arrière pour se dissimuler. Si le maître chanteur sortait, les affaires se compliquaient.
Jean Legris était un petit homme maigre, vêtu d’un costume étriqué qui avait dit adieu à son tailleur depuis déjà pas mal d’années. John Wayne allait renoncer à la discrétion et l’abattre séance tenante lorsqu’il remarqua qu’il tenait, glissé sous son bras, un porte-documents de cuir rouge. Intrigué, l’exécuteur rengaina son arme et décida d’emboîter le pas à sa future victime.
Lorsque celle-ci sortit du bar, il la suivait à une distance de quelques mètres, en faisant suffisamment semblant d’essayer de le rattraper pour qu’une personne les regardant puisse penser qu’ils étaient ensemble.
Une fois dehors, Legris se mit sans hésiter à remonter la rue et John Wayne se fraya un chemin à sa suite, au travers de la cohue qui ne s’était guère éclaircie pendant qu’il était dans le bar. Mais dans un sens, même si elle lui donnait un peu de fil à retordre pour filer le petit homme, la foule était de son côté : Legris semblait nerveux, jetant de fréquents coups d’œil inquiets par-dessus son épaule et si la route avait été déserte il n’aurait pas manqué de repérer l’exécuteur. L’organisation l’avait certainement averti, comme toujours, et le holster de John Wayne dénonçait immanquablement sa profession. À moins qu’il ne fût fou, mais dans l’état de tension nerveuse où il se trouvait, Legris ne se serait certainement pas posé la question : il aurait tenté de fuir et John Wayne aurait été obligé de l’abattre sans avoir appris ce qu’il voulait. Il fallait qu’il soit sur une affaire importante pour oser sortir en sachant un tueur à ses trousses et quelque chose disait à John Wayne que l’affaire en question était en grande partie contenue dans le porte-documents que le petit homme serrait convulsivement sous son bras.
Legris se glissa brusquement entre deux baraques qui délimitaient l’embouchure d’une rue extrêmement étroite et obscure ; à peine une rue en fait… John Wayne lui laissa prendre un peu d’avance avant de s’y enfoncer à son tour. Au bout d’une dizaine de mètres, il distingua deux silhouettes, attendant patiemment, adossées au mur fragile d’une baraque. L’exécuteur s’accroupit et se tint prêt à dégainer.
— Ça fait un moment qu’on vous attend ! grommela l’une des silhouettes en venant à la rencontre de Legris.
— Aucune importance, coupa la seconde, ce qui compte est que notre ami ait les documents qu’il nous avait promis. Vous les avez, n’est-ce pas, monsieur Legris ?
John Wayne retint avec peine l’éclat de rire qui le tenaillait depuis qu’il avait reconnu les deux hommes : après Lescarre, Guernot, accompagné de son homme de main favori, celui qui savait si bien confectionner les migraines !
Ainsi Legris bouffait aux deux râteliers et tentait vraisemblablement de vendre la même camelote aux deux truands. Cela pouvait bien sûr lui rapporter gros mais était quand même foutrement risqué. Le petit escroc reprit la parole :
— Je les ai, mais je ne peux pas vous les donner au tarif dont nous étions convenu.
— Qu’est-ce que ça signifie ? dit calmement Guernot.
— Une menace de mort a été lancée contre moi à cause de cela. En ce moment il y a un tueur professionnel qui me cherche partout. Je refuse de prendre de tels risques pour une somme aussi faible !
— Combien voulez-vous ?
— Le double ! lâche Legris, c’est à prendre ou à laisser.
John Wayne avait l’impression de revivre une scène du passé. À première vue, Lescarre et Guernot avaient également droit au même baratin.
— Je suis désolé, mais je ne peux accepter un pareil prix, dit Guernot. Je peux par contre vous proposer…
— Le double ou rien ! trancha Legris.
Le gorille de Guernot fit un pas en avant mais son patron esquissa un geste d’apaisement.
— Du calme, Gilbert, du calme ! Il y a sûrement un moyen de s’entendre. Vous avez tort de ne pas être raisonnable, monsieur Legris. Nous pourrions vous prendre ces documents de force et ne vous donner en échange qu’un peu de plomb…
— Je ne vous le conseille pas, dit Legris, d’une voix que la peur rendait chevrotante. D’une part, je suis armé et, d’autre part, même si vous réussissiez à me tuer, vous ne sortiriez pas vivant de Pigalle. Il y a beaucoup de gens qui savent où je me trouve en ce moment, et avec qui !
— Je le descends, patron ? demanda le dénommé Gilbert.
— Non ! Viens, allons-nous-en !
L’histoire de Legris était très certainement un coup de bluff, mais Guernot n’était pas homme à prendre des risques inutiles. Heureusement pour la tranquillité des alentours, lui et son sbire choisirent de se retirer par le bout de la rue opposé à celui que John Wayne avait emprunté pour venir.
Lorsqu’il fut sûr que leur départ n’était pas feint, Legris se retourna vers l’exécuteur et, avant qu’il n’ait eu le temps de se mettre en marche, celui-ci l’abattit d’une balle en plein cœur.
John Wayne ramassa le porte-documents et l’ouvrit : il contenait une minuscule enveloppe, renfermant une vingtaine de négatifs photographiques : des petites photos carrées faites par un appareil de qualité moyenne. Avec l’obscurité il était impossible de voir ce qu’ils représentaient !
John Wayne remit l’enveloppe dans le porte-documents et, emportant le tout, se prépara à sortir de Pigalle.
Une seule chose le turlupinait : si Lescarre et Guernot se préparaient à traiter « honnêtement » avec Legris, qui avait bien pu s’adresser à l’organisation pour le tuer ?
Il devait être cinq heures du matin lorsque John Wayne rentra chez lui avec les négatifs, sans avoir encore pu y jeter un coup d’œil. En arrivant en haut de l’escalier il se figea : un rai de lumière filtrait sous la porte et l’exécuteur était sûr d’avoir fermé l’interrupteur avant de partir.
Il s’approcha sans bruit et posa la main sur la poignée.
Rien ne semblait bouger à l’intérieur…
John Wayne ouvrit la porte d’un seul coup et se jeta au sol revolver au poing, prêt à faire feu.
— O.K., vous avez vraiment l’air d’un shérif de l’Ouest, dit Gisèle Guernot, nonchalamment allongée sur une pile de coussins, mais rangez ça : j’ai horreur des armes à feu…
John Wayne se releva en maugréant : il se sentait tout à fait ridicule.
— Que faites-vous ici ? demanda-t-il d’un ton rien moins qu’aimable.
— Je vous attendais. Ça semble évident, non ?
— Je croyais que vous aviez décidé de ne plus chercher à me voir, dit-il sarcastiquement.
— Eh bien, j’ai changé d’avis, voilà tout. Un homme qui connaît la vie aussi bien que vous devrait savoir que c’est un travers typiquement féminin !
John Wayne haussa les épaules en se demandant si elle allait continuer longtemps de se foutre de lui.
— Qu’est-ce que vous voulez ? dit-il en dégrafant son holster.
Gisèle se leva et vint vers lui ; elle portait toujours sa robe de soie rose, s’arrêtant à mi-cuisses.
Dans la lumière artificielle de la chambre, qui jetait des reflets au sein de ses cheveux blonds, elle était extrêmement belle.
— Vous êtes un personnage intéressant, dit-elle. Je n’avais encore jamais rencontré quelqu’un comme vous. J’ai envie de vous étudier…
— Vous perdez votre temps, fit John Wayne. Je n’ai aucune prédisposition pour jouer les cobayes.
Elle sourit ironiquement puis sembla se désintéresser totalement de lui pour reporter son attention sur le magnétoscope.
— Qu’est-ce que vous avez ? demanda-t-elle en commençant de fouiller dans la boîte contenant les cassettes.
John Wayne émit un soupir d’agacement.
— Uniquement des vieux films. Rien qui puisse vous plaire !
Elle n’en continua pas moins ses recherches, sortant tour à tour Rio Bravo, La fureur de vivre, et Le faucon maltais sans leur accorder plus d’un rapide regard, puis poussa un petit cri joyeux en découvrant West side story. Elle lança un regard suppliant à l’exécuteur en désignant le magnétoscope.
— J’ai toujours eu envie de le voir, dit-elle. Je peux ?
— Vous pouvez foutre le camp, répondit sèchement John Wayne. Je ne me suis pas couché depuis un nombre d’heures gigantesque, je suis chez moi, il est cinq heures du matin et je veux dormir. Vous pigez ? Dormir !
— Comme c’est gentil à vous de dire oui ! s’exclama-t-elle en feignant de n’avoir rien entendu et en enclenchant le magnétoscope.
— Et merde ! soupira John Wayne en se laissant tomber sur son lit, faites ce que vous voulez. J’y renonce…
Gisèle enclencha le bouton de recherche rapide et arriva bientôt au passage qu’elle cherchait : un duo, chanté par les deux principaux protagonistes : contrairement à ce qu’elle prétendait, il était probable qu’elle avait déjà vu le film et même qu’elle le connaissait très bien.
Tonight, tonight, it ail began tonight
I saw you and the world went away
Gisèle se releva et s’approcha de John Wayne, ondulante, envoûtante comme un serpent venimeux. Entre ses lèvres d’un rouge éclatant, son sourire était une illumination, comme une irrésistible invitation à l’amour.
— Je ne voudrais surtout pas vous empêcher de vous coucher, dit-elle d’une voix feutrée.
Les mains de l’exécuteur se posèrent d’elles-mêmes sur les hanches de la jeune femme et il l’attira à lui.
— C’est ça que vous voulez ? fit-il en l’embrassant. (Sa bouche exhalait une odeur de fleurs et de soleil.)
Elle secoua la tête, sans cesser de sourire et se laissa aller en arrière sur le lit.
Tonight, tonight, there’s only you tonight
What you are, what you do, what you say
*
Son corps nu et bronzé serré contre celui de John Wayne, Gisèle avait enfoui son visage au creux de l’épaule de l’exécuteur et celui-ci sentait la douceur tiède des cheveux de la jeune femme lui caresser la poitrine, en vagues de velours.
Dehors le soleil commençait de se lever et John Wayne n’avait toujours pas dormi, mais il n’en éprouvait plus le besoin : il se sentait bien, libéré de toute la fatigue accumulée dans les jours passés, envahi par un sentiment étrange, fait de curiosité et de tendresse, quelque chose ressemblant à ce qu’il avait connu avec Tara, plusieurs années auparavant. La peau de Gisèle était lisse et frémissante sous ses doigts et, soudain, il eut l’impression d’être heureux.
— Pour quelqu’un à qui il est interdit de me voir, tu prends des risques, chuchota la jeune femme. Tu n’as plus peur de mon père ?
— Je n’ai jamais eu peur. Pas plus avant que maintenant, mais ce n’est pas du courage. Je suis simplement incapable de penser au danger avant de le voir en face de moi, prêt à me sauter à la gorge, incapable d’imaginer la mort si je ne sens pas son souffle sur ma peau. C’est de l’inconscience, pure et simple…
Gisèle prit une profonde inspiration et lui souffla longuement dans le cou et sur la poitrine.
— Et comme ça ? fit-elle.
— L’haleine de la mort est glacée et fétide, dit John Wayne en riant, et son corps raide et squelettique. Tu ne lui ressembles absolument pas.
Les lèvres de Gisèle s’écrasèrent sur les siennes en un long baiser farouche puis elle se détacha de lui. Elle sortit le Colt de son étui, releva le chien, et tenant l’arme à deux mains, braqua la gueule du canon vers le visage de John Wayne.
Son index était posé sur la détente.
— Et comme ça ? demanda-t-elle.
Toute gaieté avait disparu de ses traits et la respiration qui soulevait régulièrement sa poitrine, animant ses seins d’un adorable frémissement, se faisait de plus en plus oppressée. L’exécuteur pouvait presque entendre le rythme saccadé de ses battements de cœur.
— Comme ça, tu ressembles à la mort, admit-il, mais c’est un déguisement qui ne te va pas.
L’espace d’un instant, une lueur incertaine s’alluma au fond des pupilles dilatées de Gisèle, puis elle jeta le revolver sur le sol, éclata en sanglots et vint se réfugier entre les bras de John Wayne. Celui-ci caressa d’une main apaisante l’épaule satinée de la jeune femme.
— Pourquoi pleures-tu ?
Elle leva sur lui un regard chargé de larmes.
— Parce que… pendant quelques secondes j’ai bien cru que j’allais appuyer sur la détente. Pour de bon…
Il la renversa sur le lit, prit son visage en coupe entre ses mains et déposa un baiser furtif sur les lèvres écarlates.
— Tu es folle, dit-il. Tu es folle et je t’aime…
L’odeur âcre et un peu écœurante des trains de banlieue flottait dans la gare, parmi les vieux journaux froissés et les mégots mal écrasés qui voltigeaient au ras du sol, semblant chercher avec opiniâtreté un refuge sur le bas de pantalon des passants.
Un vieil homme au visage ramolli par la vinasse tendit vers John Wayne deux doigts jaunes de nicotine, enserrant un petit rouleau de tabac mal collé, et lui demanda du feu. L’exécuteur alluma la cigarette en se disant que s’il n’avait pas pris le bon virage au bon moment il aurait pu se trouver à la place du clochard. De près, celui-ci n’avait plus l’air si vieux…
John Wayne sortit de la gare en se tapotant machinalement la hanche, à l’endroit où d’habitude était fixé son holster. Sans arme, il ne se sentait pas à son aise mais en emmener une où il allait aurait été d’une plus grande imprudence que de s’y rendre sans défense. La nuit n’était pas encore tout à fait tombée en cette soirée estivale…
L’exécuteur remonta à pied la côte menant à l’université, là où il avait passé deux mois de sa vie à écouter des discours politiques. La grille était ouverte, comme toujours : d’un accès théoriquement interdit à tous les gens n’étant ni étudiants ni enseignants, le campus constituait en fait le refuge et le point de ralliement de tous les paumés se voulant un peu « intellectuels » et ne se résignant pas à rejoindre les truands de Pigalle, ou d’ailleurs. Tout le monde le savait et nul n’y trouvait rien à redire : il y avait bien longtemps que plus personne ne considérait l’université comme un lieu d’études… John Wayne avait d’ailleurs été certainement l’un des derniers à tenter de le faire avant de se rendre à l’évidence. Pourtant, il s’en apercevait aujourd’hui, ces deux mois ne lui avaient pas été inutiles. Il se rendit directement au bâtiment d’optique en priant pour que la topographie des lieux n’ait pas changé depuis son départ. Le campus semblait tout à fait désert mais si, par le plus grand des hasards quelqu’un l’apercevait, il penserait certainement qu’il était un étudiant sérieux venant terminer une expérience après la fin des cours et ne signalerait pas sa présence. Les choses auraient été toutes différentes s’il avait eu la mauvaise idée de conserver son arme…
En apercevant la pancarte « labo-photo/entrez sans fumer » sur la porte de bois verni, John Wayne poussa un soupir de soulagement. Pour peu que le matériel soit encore en état de fonctionnement il allait enfin pouvoir connaître le fin mot de l’histoire ; du moins il l’espérait…
Il entra sans bruit et boucla le verrou derrière lui. Le labo était plongé dans l’obscurité et l’exécuteur alluma à tâtons une lampe diffusant une lumière jaune ténue mais suffisante pour y voir clair : si ses souvenirs étaient bons, le papier photo qu’on utilisait pour les travaux pratiques était insensible à cette couleur ; à moins que ce ne soit au rouge ? De toute façon, s’il se trompait, il s’en apercevrait tout de suite en développant les photos… Il prépara les trois bains nécessaires dans des bacs de plastique – qui, à en juger par la couche de crasse y étant accumulée, n’avaient pas dû servir depuis plusieurs mois –, retrouvant instinctivement les bons dosages : révélateur dilué dix fois, fixateur trois fois, et un bain d’eau pure pour servir de « sas ».
John Wayne brancha ensuite le vieil agrandisseur au corps d’acier noir et aux molettes dont la course était rendue incertaine par des dizaines de minuscules points de rouille naissants. Dans quelques mois l’appareil serait certainement inutilisable. L’exécuteur sortit l’enveloppe de sa poche, glissa le premier négatif sous l’oculaire et régla la netteté de l’image projetée.
La photo représentait un homme d’une trentaine d’années, vêtu d’un costume assez strict, pénétrant dans un immeuble à l’imposante stature – probablement dans le quartier de La Défense. Cet homme, John Wayne le reconnaissait, pour l’avoir souvent vu à la télévision, pendant les actualités : il se nommait André Daubet et assumait les fonctions de directeur, à la tête du métropolitain parisien…
Si les deux plus gros truands de la ville s’intéressaient à cet individu, ils devaient mijoter quelque chose dont l’envergure dépassait celle de leurs petites affaires habituelles – lucratives mais limitées – et John Wayne aurait donné gros pour savoir de quoi il s’agissait. Quelques jours plus tôt il s’en serait moqué royalement, mais il avait été mêlé malgré lui à cette affaire et, qu’il le veuille ou non, il s’y trouvait plongé jusqu’au cou. Peut-être aurait-il été plus sage d’envoyer les photos à Guernot, par courrier anonyme, ou mieux de les balancer dans la première poubelle venue, mais la curiosité naturelle de l’exécuteur le poussait à en apprendre plus.
Il tendit la main vers le sachet hermétique contenant le papier photo…
Il y avait vingt photographies, vingt petits carrés de papier représentant tous André Daubet et pouvant tous servir à un chantage bien organisé. Sur deux d’entre elles on voyait Daubet en compagnie de François Lescarre, à l’intérieur du cinéma de la rue Galande ; quelques autres le montraient avec Romain Guernot, dans une chambre d’hôtel quelconque, échangeant une poignée de main amicale. Jean Legris avait bien manœuvré, avant d’être pris en chasse par l’organisation : n’ayant pas le cran suffisant pour s’introduire en fraude dans les endroits que montraient les photos, il avait vraisemblablement été payé par les deux truands pour fabriquer des preuves contre Daubet et s’était arrangé par la suite pour leur vendre une deuxième fois la camelote, au prix fort.
Mais Legris avait aussi parfois agi de son propre chef : c’était sûrement le cas pour la dizaine de photos représentant Daubet en compagnie d’une femme, plus ou moins déshabillée suivant les cas, une femme à laquelle ne le rattachait aucun lien officiel. John Wayne savait que Daubet était marié puisque l’émission télévisée ayant présenté son portrait comportait une interview de son épouse – une petite brune un peu boulotte, aux yeux endormis. Pourtant, même s’il ne l’avait pas connue, l’exécuteur aurait su qu’elle n’était pas la compagne intime de Daubet sur les photos : cette dernière, grande et rousse, était une simple chanteuse de cabaret, répondant au doux nom de Tara…
John Wayne sortit de l’université aussi librement qu’il y était entré, reprit le train jusqu’à Paris et rentra chez lui.
Partie au petit matin, Gisèle lui avait dit qu’elle reviendrait dans la soirée mais le studio était vide ; peut-être était-elle passée et repartie en constatant qu’il n’était pas là…
Il mit une cassette au hasard dans le magnétoscope, poussa le son au maximum et s’allongea sur son lit. C’était ainsi, la télévision couvrant les bruits de la rue, qu’il arrivait le mieux à réfléchir ; et Dieu sait s’il en avait besoin !
Certains points étaient parfaitement lumineux : Daubet faisait, ou allait sous peu, faire l’objet d’un chantage, au moins de la part de Lescarre – puisque celui-ci avait, contrairement à Guernot, accepté les conditions de Legris –, pour un projet mettant en jeu le métro parisien. Ce qu’était ce projet n’intéressait guère John Wayne : il ne lui appartenait pas de le faire échouer ou de le favoriser.
Le point le plus lumineux, peut-être, était le plus désagréable : Tara était devenue la maîtresse de Daubet ; il y avait des années que l’exécuteur ne l’avait pas touchée mais l’imaginer entre les bras d’un autre homme le mettait toujours mal à l’aise. Au moins cela devait-il assurer à la jeune femme des revenus convenables : Daubet ne pleurait certainement pas son fric !
D’autres choses relevaient par contre du mystère le plus absolu, à commencer par Lescarre lui-même. John Wayne avait néanmoins une explication assez satisfaisante à cet effet : la meilleure façon pour un homme de survivre à une balle de calibre. 45, c’est encore de ne pas se trouver là au moment de l’impact ; le François Lescarre dont il avait vu la tête exploser et la cervelle se répandre sur le sol n’avait aucun moyen d’être encore en vie à l’heure actuelle : ce devait donc être un androïde ; John Wayne avait entendu dire qu’on en faisait de très perfectionnés, capable de simuler en tout les émotions humaines et d’abuser facilement un interlocuteur. Il ignorait par contre que la matière les composant pouvait également passer pour de la véritable chair, mais c’était de toute façon la seule explication logique…
Stridente et insistante, la sonnerie du téléphone perça au travers du son de la télévision et tira l’exécuteur de ses pensées.
— Agent John Wayne ? fit, dès qu’il eut décroché, la voix impersonnelle de la « secrétaire » de l’organisation.
Cet appel ne pouvait signifier qu’une seule chose : on allait lui confier une nouvelle mission. Décidément il ne chômait pas en ce moment… Il confirma son identité et la voix continua :
— Nous venons de recevoir une demande d’élimination que nous vous avons jugé le plus à même d’accomplir. Acceptez-vous la mission ?
Pure formalité : un exécuteur refusant une telle proposition ne resterait pas longtemps au sein de l’organisation.
— Je l’accepte, dit John Wayne. Comment se nomme la personne que je dois tuer ?
— André Daubet, fit la voix. Il s’agit du directeur du métropolitain parisien.
— Je sais ! dit l’exécuteur en retenant un sourire.
Tout cela se tenait tellement bien que cela en devenait presque amusant : il ne lui manquait plus que la connaissance du fil conducteur principal pour tout comprendre. Mais quelque chose lui disait que cela n’était pas près d’arriver…
John Wayne reposa le combiné, après que la « secrétaire » lui eut communiqué les coordonnées de Daubet et au même instant Gisèle pénétra dans le studio. Sans dire un mot elle se précipita dans ses bras et leurs lèvres se soudèrent. Il la souleva de terre et l’emmena jusqu’au lit. Leurs vêtements s’effacèrent d’eux-mêmes et ils firent l’amour. John Wayne eut l’impression qu’André Daubet allait devoir attendre la fin de la nuit pour rencontrer la camarde…
Plus tard, alors qu’ils reposaient enlacés, les bras de Gisèle enserrant le torse de son compagnon, elle murmura à son oreille :
— Tu as tué combien de personnes dans ta vie ?
— Pourquoi ? demanda-t-il sur le même ton.
La jeune femme ricana doucement.
— Je te l’ai dit : je continue mon étude du personnage ; je veux tout savoir de toi ! Alors, combien ?
— Je n’en sais rien, dit John Wayne. Je n’ai pas tenu de compte à jour. Une centaine peut-être. Sûrement pas beaucoup plus, ni moins.
— Et ça ne te pèse pas sur la conscience, toutes ces vies humaines que tu as supprimées ?
— Si c’était le cas, si j’avais honte, je changerais de profession ! Je ne sais pas ce que je ferais, mais je pourrais certainement trouver autre chose. Seulement je n’ai pas honte et, tout compte fait, j’aime bien ce métier. Tu sais, les gens se sont entre-tués pendant des années à coups d’armes de plus en plus sophistiquées, éliminant souvent des milliers d’entre eux d’un seul coup pour des motifs dérisoires, où il était question d’honneur et de grandeur des nations. Moi, je ne vois aucun inconvénient dans le fait de supprimer quelques dizaines d’humains pour gagner ma croûte…
Gisèle se retourna sur le dos et John Wayne laissa sa main errer sur le corps offert.
— Et la première fois, dit-elle alors que les doigts de l’exécuteur exploraient ses cuisses, quel effet ça t’a fait ?
— La première fois, c’était un accident…
— Non. Je veux dire la première fois que tu as tué quelqu’un de ton plein gré en sachant consciemment ce que tu étais en train de faire…
— Ça, c’était le lendemain du jour où j’ai accepté de rentrer dans l’organisation. C’était pour ainsi dire un premier test avant le début des études, la première étape vers le statut d’exécuteur. Ils m’ont donné un revolver : un petit 6,35 ; pas quelque chose de bien dangereux mais tout de même suffisant pour tuer, surtout à bout portant et sur cible fixe. Ils m’ont montré comment on le chargeait, m’ont fait vider quelques cartouches sur une botte de paille pour me familiariser avec le maniement de l’engin, puis m’ont annoncé que j’étais maintenant prêt à subir mon examen. Si je le ratais, l’organisation me rejetterait sans pitié. Je leur ai dit que j’étais bien préparé et ils m’ont fait rentrer dans une pièce plongée dans le noir absolu, avec une seule mission : tuer la personne qui s’y trouvait, et ils ont bouclé la porte : quoi qu’il arrivât, elle ne se rouvrirait qu’une heure plus tard pour, en quelque sorte, relever ma copie.
« Tout d’abord je n’ai rien vu, puis la pièce s’est illuminée lentement, révélant ses quatre murs blancs à la peinture lisse et mate, révélant un sol revêtu de linoléum grisâtre à la manière des hôpitaux, révélant aussi et surtout, recroquevillée dans un coin, une femme ligotée solidement et bâillonnée – précaution prise, sans doute, pour qu’elle ne puisse pas m’émouvoir en me parlant. Elle devait avoir vingt-cinq ans, pas plus de trente en tout cas et elle m’a paru très belle : brune, des cheveux presque noirs qui descendaient vers ses épaules en longues vagues ondulées, un nez fin un peu retroussé, et des yeux suppliants… Elle ne portait en tout et pour tout qu’une fine robe d’été déchirée en plusieurs endroits, laissant apparaître ses jambes, longues et galbées, et la pointe brune d’un sein. Tu sais, quand je l’ai vue comme cela, j’ai eu nettement plus envie de courir à elle, de la délivrer et de la prendre dans mes bras, de la caresser amoureusement que de la tuer. Et puis je me suis souvenu de la raison de ma présence ici et je me suis rendu compte de toute la puissance du test : si la victime avait été un homme et non une femme, un homme dans la force de l’âge, tout aurait été plus facile ; mais là, seuls des gens ayant véritablement les qualités requises pour devenir exécuteurs auraient le courage de tirer – si l’on peut parler de courage quand il s’agit de tuer une personne incapable de se défendre.
« J’ai soupesé mon arme : bien adaptée à ma main, elle ne pesait presque rien. La femme me regardait toujours, de son regard sombre et brillant dans lequel se lisait une peur incroyable. J’ai remarqué que la plupart des gens ont peur de mourir, même – et parfois surtout – quand ils croient fermement à une survivance de l’âme. C’est peut-être parce qu’avec la mort ils sentent s’approcher le moment où vont s’effondrer toutes leurs théories. Moi, je ne crois en rien mais je n’ai pas peur de mourir : ne plus rien voir et ne plus rien sentir, ne plus exister, c’est sûrement agréable… En tout cas cette femme avait peur, une peur atroce qui se répercutait dans tout son corps en un tremblement irrépressible. Son visage à la peau légèrement cuivrée portait des traces de coups : elle avait dû se défendre avant d’être amenée ici et on l’avait frappée copieusement. Je me suis demandé un instant si elle était une quelconque ennemie de l’organisation ou s’ils l’avaient simplement enlevée, au hasard, pour servir de cible aux apprentis exécuteurs. Dans les deux cas, même si elle survivait, elle serait brisée nerveusement. Sa respiration saccadée se faisait un peu plus sifflante avec chaque seconde qui passait.
« J’ai été à deux doigts de jeter mon arme et de la délivrer en lui disant que c’était fini, qu’il ne fallait plus avoir peur, qu’elle allait pouvoir vivre, vivre à nouveau !
« Mais je me suis rappelé brusquement que j’étais un criminel en fuite, recherché par la police, et que si l’organisation ne m’acceptait pas en son sein, je finirais sur l’échafaud. Je t’ai dit que je n’avais pas peur de la mort et c’est vrai, mais pas comme ça ! Pas la tête tranchée par une lame d’acier !
« Alors j’ai levé le revolver et je l’ai pointé vers elle. Ses yeux se sont écarquillés – comme si elle ne parvenait pas à croire ce qu’elle voyait – et elle a secoué la tête plusieurs fois, faisant virevolter sa chevelure. Elle était belle, cette femme, terriblement belle. Ma balle lui a fait sauter la moitié de la boîte crânienne, éclaboussant les murs blancs de fragments rouges, et aussitôt je me suis senti bizarrement soulagé : je l’avais fait et je n’avais pas tremblé ! La seconde d’après je me suis détourné du cadavre de la femme et j’ai vomi tout ce que j’avais avalé dans la journée : une réaction physique parfaitement incontrôlable. Mais malgré cela j’avais réussi mon examen : j’allais pouvoir devenir un véritable exécuteur, apprendre à tirer plus juste et plus vite, apprendre à tirer sans regarder les yeux de mes victimes…
« Le lendemain on m’a appris que la femme que j’avais tuée était en réalité un androïde, une créature synthétique fabriquée à l’image de l’homme. Mais bien sûr, ce qui compte n’est pas qu’elle ait été réelle ou non, ce qui compte est que j’ai cru qu’elle l’était au moment où je la tuais. Je n’ai jamais oublié ses yeux. Je crois que de toutes les morts que j’ai provoquées dans ma vie c’est la seule que je regrette un peu. »
Gisèle se souleva sur un coude et donna à John Wayne un long baiser humide. Son regard était étrangement inexpressif.
— À chaque fois que je pense à toi, dit-elle, j’arrive à la conclusion que tu es un type parfaitement répugnant. Pourtant je suis ici en ce moment et je t’aime. Je sais que je t’aime. Qu’en conclus-tu ?
N’ayant pas de réponse satisfaisante à fournir il l’embrassa, pour ne pas avoir à parler.